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Pour quelles raisons choisit-on d’être enseignant ?

  • Photo du rédacteur: Régis Wunenburger
    Régis Wunenburger
  • 4 sept. 2023
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 6 sept. 2023

Vingt sept pays européens sur trente sont en quête d’enseignants [1]. Cette pénurie généralisée, grave, manifestement multi-factorielle, est abondamment discutée dans la presse. Mais je ne vois jamais discuté son lien avec les disciplines, qui me paraît être crucial pour comprendre les ressorts internes des enseignants et identifier une des raisons de cette « crise des vocations ».


Pour quelles raisons choisit-on d’être enseignant du secondaire ou du supérieur ? A lire les médias, et parfois les enseignants eux-mêmes, la plus fondamentale des raisons invoquées est « la passion de transmettre », à qui il manque souvent le complément d’objet direct et le complément d’objet indirect. Ce dernier est évident : au choix le disciple, l’élève, l’étudiant, l’apprenant… De manière plus significative, l’absence du complément d’objet direct laisse penser, voire sert souvent à affirmer que c’est l’action de transmettre qui fait l’objet de ladite passion, c’est-à-dire la « pédagogie », et pas l’objet lui-même, c’est-à-dire la discipline. Or mon expérience personnelle, mes échanges avec mes collègues de l’enseignement supérieur et mes étudiants, mais aussi plus récemment la fréquentation des réseaux sociaux où je suis de nombreux enseignants du secondaire et du supérieur, m’ont conduit à constater que c’est très souvent d’abord sa discipline qui passionne l’enseignant. La motivation première du choix du métier d’enseignant, et qui reste un moteur professionnel tout au long de sa carrière, est très souvent la pratique de la discipline qu’il enseigne — de manière frappante que ce soit dans l’enseignement secondaire ou supérieur — avant sa transmission. Bien sûr, la transmission, qui convoque altruisme et goût pour la rhétorique et le spectacle, peut aussi être une raison déterminante de ce choix. Schématiquement, un futur enseignant identifie la discipline qui lui offre le point de vue le plus éclairant sur le monde et ses aspects qui l’intéressent le plus. Ensuite, à l’issue de sa formation qui l’a enthousiasmé, il réalise que le métier d’enseignant est le seul (avec celui de chercheur) qui lui permettra de continuer à pratiquer et à approfondir sa discipline de prédilection à temps plein. En embrassant la carrière, l’enseignant se consacre essentiellement à sa discipline. Corrélativement, il tient le concours de recrutement de l’éducation nationale qu’il a réussi en grande estime d’abord parce que sa préparation aura été l’occasion pour lui de franchir un sommet dans la maîtrise de sa discipline et que sa réussite étaie son estime de soi.


Etre professeur d’une discipline, c’est étymologiquement élaborer et exposer un discours rationnel sur le monde et sur l’Homme — logos en grec, d’où le suffixe -logie accolé à beaucoup de noms de disciplines — selon la perspective propre à la discipline. Pourquoi ce logos prime-t-il sur les autres aspects de l’enseignement ? De même qu’un guide qui emmène avec lui des voyageurs dans un paysage inconnu conçoit l’itinéraire en choisissant le parcours le plus représentatif, en évitant des difficultés superflues ou au contraire en maintenant des étapes rudes mais constitutives de l’expérience de cette région et en récompensant leurs efforts par des points de vue pittoresques ou grandioses, le logos du professeur constitue un itinéraire rationnel diversifié, de difficulté maîtrisée, au sein d’un corpus disciplinaire souvent immense, permettant aux étudiants d’acquérir les clés de la discipline que sont son champ, son vocabulaire, ses concepts et ses méthodes et de découvrir ses résultats les plus marquants. De même qu’un marcheur novice solitaire se perd rapidement ou est arrêté par les difficultés, ce qui lui fait manquer la rencontre avec la région, un autodidacte manque souvent des clés de la discipline, prend l’accessoire pour l’essentiel et se perd dans la bibliographie foisonnante. Et de même que l’expédition guidée permet aux marcheurs de comprendre l’esprit du pays et ainsi de poursuivre seuls son exploration, le cours du professeur est crucial pour découvrir, puis saisir une discipline et ainsi permettre aux étudiants de l’approfondir de manière autonome. Enfin, il me semble important d’un point de vue pédagogique de souligner que, de même que le guide amène ses marcheurs aux plus beaux points de vue et les leur désigne, tous regardant dans la même direction dans une communion d'émotions, le professeur révèle aux étudiants les acquis les plus marquants de la discipline dans un mouvement commun de la pensée et un plaisir intellectuel partagé.


Bien sûr, un entrainement minutieux, une pédagogie de l’acquisition des gestes (les fameux savoir-faire), un encadrement personnalisé, où les regards se croisent, sont indispensables. Mais, de même que ce n’est pas la pratique du bivouac ou de la via ferrata qui constitue la motivation d’une expédition ni permet de découvrir un paysage, ce n’est pas l’acquisition d’une litanie de « compétences » qui peut motiver des études ni permet d’acquérir un savoir disciplinaire.


Concevoir, dispenser et perfectionner ce logos antérieurement reçu et assimilé, qui nécessite et permet de pratiquer et d’approfondir sa discipline de prédilection, constitue l’essence du métier d’enseignant et une source primordiale de satisfaction professionnelle. Telle une vestale romaine, l’enseignant se consacre à entretenir le feu sacré de sa discipline. De ce fait, être enseignant requiert en priorité une grande maîtrise de sa discipline, dont le manque ne peut pas être compensé par le seul maniement de techniques didactiques générales. Même lorsqu’une version de référence est fournie aux enseignants, cette maîtrise de la discipline est indispensable pour concevoir un logos incarné et le dispenser sans l’ânonner. J’ai été frappé de constater qu’au cours des délibérations des jurys de recrutement d’enseignants-chercheurs universitaires auxquels j’ai participé, l’avis du jury sur le critère suivant : « Compte tenu de son CV académique ou de sa prestation pédagogique devant le jury, le candidat vous paraît-il en mesure d’assurer le cours magistral dans telle discipline ou sous-discipline ? » a toujours été, de manière frappante, tranché et unanime, ce qui montre le haut niveau d'exigence conféré au logos.


Avoir conscience de l’importance de la discipline et du logos dans la vocation des enseignants et leur motivation tout au long de leur carrière me semble être une clé pour appréhender ce métier particulier et pour comprendre les enseignants en tant qu’étudiant, parent d’élève, personnel de direction de l’éducation nationale ou personnel politique.


Ainsi :

- tout coup de canif donné aux disciplines, comme la réduction ou l’atomisation des programmes, l’interdisciplinarité singée, ou la réduction de l’enseignement aux compétences acquises,

- la remise en question lancinante de l’importance fondamentale de l’enseignement direct (ou magistral), qui s’accompagne — qui de l’œuf ou de la poule ? — de sa mise en œuvre de plus en plus difficile devant des élèves à la capacité d’attention en baisse,

- la réduction de toute réflexion sur l’enseignement aux mots d’ordre tels que « l’élève au centre », ou « l’élève sait déjà tout, vous n'avez rien à lui apprendre »,

affectent les enseignants en dévalorisant leur mission, les démotivent profondément, même s’ils ne le formulent pas toujours, et contribuent au manque d’attractivité du métier car ils lui font perdre son sens. Dans un monde occidental où les pratiques pédagogiques et les évolutions sociales sont assez homogènes, le discrédit des disciplines et du logos pourrait être une raison profonde, mais invisible, de la crise des vocations pour le métier d’enseignant constatée à l’échelle européenne.


En France, ce discrédit s’ajoute à la fonte vertigineuse du pouvoir d’achat des enseignants depuis quarante ans et à la dégradation de leurs conditions d’exercice, qui ont déjà fortement dénaturé les motivations professionnelles des nouveaux enseignants. Le très récent projet formulé par le Président de la République de réduire la formation des enseignants du secondaire à un parcours ad-hoc de seulement trois ans après le bac [2] pourrait être l’ultime coup de poignard donné au métier, puisqu’il ne permettrait plus aux futurs enseignants d’acquérir la maîtrise de leur discipline à la fois motivante pour choisir le métier d’enseignant et suffisante pour l’enseigner.



[1] Béatrice Kammerer, 27 pays européens sur 30 cherchent des enseignants, Sciences Humaines N° 360 - Juillet 2023. Consulté le 20 août 2023. Accessible sur : https://www.scienceshumaines.com/27-pays-europeens-sur-30-cherchent-des-enseignants_fr_46065.html.



[2] Le Monde avec AFP, Emmanuel Macron veut « une formation dès l’après-bac » pour les enseignants. Publié le 1ier septembre 2023 à 17h18. Consulté le 3 septembre 2023. Accessible sur : https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/09/01/emmanuel-macron-veut-une-formation-des-l-apres-bac-pour-les-enseignants_6187438_3224.html.



 
 

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