La France offre actuellement un enseignement supérieur public presque gratuit, c’est-à-dire dont le coût annuel est de l’ordre de quelques centaines d’euros par an, aux étudiants nationaux et internationaux. C’est aussi le cas de plusieurs pays de l’Union Européenne (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l’Espagne, les Pays-Bas, la République tchèque, la Suède) et de quelques autres pays dans monde, parmi lesquels l’Argentine, le Brésil, la Norvège, la Suisse, et Singapour pour ses ressortissants. Par contraste, le coût des études supérieures dans les universités publiques des Etats-Unis, du Canada et du Royaume Uni, trois pays à établissements supérieurs renommés, est d’un à deux ordres de grandeurs plus élevé : de quelques milliers d’euros à plus d’une dizaine de milliers d’euros pour les nationaux et quelques dizaines de milliers d’euros pour les étrangers.
Or le coût des études supérieures, qui est souvent débattu, participe de choix politiques fondamentaux sous plusieurs aspects. D’une part, la gratuité de l’enseignement supérieur est souvent considérée comme favorisant l’égalité sociale, même si en profitent plutôt les classes sociales favorisées qui y sont concentrées, mais elle résulte en un poste de dépenses important et permanent pour l’Etat. D’autre part, bien que la formation supérieure constitue un service à forte valeur ajoutée, un système gratuit ne constitue pas un marché, ce que les libéraux déplorent puisqu’une formation gratuite ne bénéficie pas des vertus économiques des marchés : équilibre entre l’offre et la demande, compétition (qui n’est pas synonyme d’émulation), stimulation de l’innovation, prise de conscience par le corps social de sa valeur, etc. Enfin, lorsqu’elle est offerte aux étudiants étrangers, cette gratuité coûte encore plus cher à la nation, mais constitue un facteur d’attractivité internationale.
Par opposition, le coût très élevé des études supérieures libère l’Etat de leur financement mais conduit les étudiants à s’endetter durablement, même si de nombreuses bourses d’études existent dans les pays anglo-saxons. Si les établissements payants peuvent espérer des budgets plus élevés grâce à un afflux d’étudiants, leur permettant d’améliorer leur offre de formation et leurs conditions de travail et d’études, une décrue d’inscriptions peut dégrader la formation à frais d’inscription constants et menacer leur existence même, comme c’est actuellement le cas au Royaume-Uni à cause de la chute de la mobilité internationale due à la récente crise sanitaire. Enfin, la valorisation des formations supérieures conduit de facto à la constitution d’un marché, quand bien même celles-ci sont dispensées par des établissements publics. Cette marchandisation induit de multiples effets pervers, parmi lesquels :
- l’importance accrue de la question de l’utilité économique immédiate de ces études — qui affecte en profondeur les contenus des enseignements — et du salaire d’embauche des nouveaux diplômés qui doivent rembourser leur prêt,
- la mise en concurrence des établissements par leur classement à l’aide de critères souvent exogènes, à la pertinence souvent questionnable, et d’indicateurs numériques réducteurs.
Mais des études supérieures payantes ont d’autres conséquences sur l’enseignement qui sont rarement évoquées. Mes interactions avec les étudiants lors de la préparation de concours ou d’examens, ou lorsqu’ils cherchent à comprendre des notes qu’ils ont obtenues, ainsi que deux témoignages récents de collègues ayant enseigné dans des établissements d’enseignement supérieur payants, me conduisent à affirmer que des études supérieures coûteuses affectent aussi les relations entre leurs acteurs et le fonctionnement interne de l’institution.
Le premier impact concerne les rapports entre enseignants et administrateurs. Dans un système à coût d’études élevé, le nombre d’étudiants inscrits détermine directement le budget de l’établissement. La réussite de l’étudiant et plus généralement sa satisfaction, qui déterminent le futur nombre d’inscrits donc le budget futur de l’établissement, deviennent des critères financiers cruciaux qui conduisent les administrateurs à influencer par voie hiérarchique non seulement le contenu des enseignements, mais surtout les modalités d’évaluation et le niveau requis pour être diplômé, comme me l’a témoigné un collègue ayant récemment enseigné dans un college londonien.
Le deuxième impact concerne les relations que peuvent entretenir les étudiants avec l’institution et les enseignants. Dans un système gratuit, la relation étudiant-enseignant procède d’un schéma professeur-disciple. L’étudiant décide de suivre les enseignements sans engagement ni investissement financier spécifique. Réciproquement, ce n’est pas la contribution de l’étudiant qui fait vivre l’enseignant mais c’est l’Etat qui paie l’enseignant pour accomplir une mission de transmission et de formation, et bien que le budget de l’institution dépende du nombre d’étudiants (quoique de manière marginale en France), l’enseignement en est lui indépendant car aucun contrat n’engage l’enseignant vis-à-vis de l’étudiant. Au contraire, dans un système à coût d’études élevé, la relation étudiant-enseignant devient une relation client-fournisseur. Sachant que l’enjeu des études supérieures pour les étudiants est plus souvent leur diplomation que le contenu de leurs études, en vertu d’une logique d’achat et vu les montants en jeu, l’étudiant est tenté d’estimer que les droits d’inscription qu’il a versés et qui ne lui seront pas rendus en cas d’échec sont en fait des droits de diplomation. Ce quiproquo conjugué aux mots d’ordre d’indulgence de la hiérarchie peut induire une pression psychologique sur les enseignants.
Le troisième impact concerne les enseignants eux-mêmes. Dans quasiment tous les processus d’évaluation (sauf les concours d’accès aux grandes écoles ou aux postes d’enseignant titulaire en France, qui font l’objet d’évaluations nationales), l’enseignant (ou l’équipe pédagogique) est à la fois formateur et évaluateur, c’est-à-dire juge et partie. Face à une situation d’échec d’un étudiant, il est d’autant plus difficile psychologiquement à l’enseignant de refuser la validation en maintenant une exigence minimale, que l’étudiant a payé cher son année d’études. Les responsabilités de l’échec ne sont-elles pas partagées ? L’évaluation a-t-elle été juste ? L’écart constaté entre le niveau exigé et celui constaté justifie-t-il un redoublement coûteux pour l’étudiant ?
Bien sûr, la description de ces impacts est schématique : étudier induit un surcoût incompressible pour de nombreux étudiants (loyer, vie chère, transports …), ce qui dramatise l’enjeu d’une année d’étude même dans un système gratuit, et tous les enseignants en sont conscients. Par ailleurs, le souci de transmettre et de former le plus efficacement possible habite évidemment l’immense majorité des enseignants dans des systèmes gratuits d’enseignement supérieur, préoccupation qui les conduit à s’investir aussi intensément dans la pédagogie qu’un contrat formel. Enfin, un taux d’échec important, s’il peut refléter un niveau d’exigence élevé et donc être assimilé à un gage de qualité de la formation, relève aussi souvent d’une orientation des étudiants défaillante et d’un accompagnement pédagogique insuffisant, et ne saurait être considéré comme un critère de qualité, mais au mieux comme un mal nécessaire, au pire comme un défaut à corriger. Il reste que les études supérieures coûteuses affectent négativement la formation et l’évaluation, c’est-à-dire les missions mêmes de l’institution. Au contraire, leur gratuité est un gage d’intégrité et d’exigence pédagogique et un facteur d’excellence académique.
Etre conscient de la valeur de la gratuité est crucial à l’heure où les établissements privés de formation supérieure se multiplient en France [1]. Cette croissance du secteur académique privé n’est pas seulement la conséquence des impérities de l’enseignement supérieur public ou le fait de pédagogues innovants et désintéressés. Parce les étudiants et leurs familles sont prêts à payer cher et à s’endetter pour leur formation supérieure qui détermine leur future carrière professionnelle, le secteur de l’enseignement supérieur constitue un investissement extrêmement rentable. De fait, le marché français attire de plus en plus de fonds d’investissement internationaux, tel un nouvel Eldorado : ceux-ci acquièrent et fondent nombre d’établissements, et pas seulement des écoles de commerce, et travaillent à apprivoiser le monde académique. Le recrutement par l’école de commerce Skema de l’ancienne ministre de l’ENR Frédérique Vidal, en poste de 2017 à 2022, empêché par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique en 2022, en est un exemple.
La seule objection à la gratuité des études supérieures qui me semble valable est le rôle d’aiguillon pour les étudiants joué par le coût de leurs études, qui m’a été confirmé par un autre collègue ayant enseigné outre-Manche. Pour profiter de ce levier psychologique sans rendre les études supérieures nécessairement payantes, il suffirait d’attribuer automatiquement chaque année à chaque étudiant une bourse du montant des frais réels de leur année d’étude et de leur supprimer l’année suivante en cas de comportement non méritant, comme c’est le cas pour les élèves des écoles normales supérieures.
Pour conclure, la privatisation de l’enseignement supérieur n’est pas le destin inéluctable d’une France en proie au néo-libéralisme et à la globalisation : la très libérale Suisse et Singapour, au système politique plus interventionniste, qui sont respectivement le 3e et le 8e pays ayant le PIB/habitant le plus élevé, ont un système d’études supérieures gratuit. Le coût des études supérieures est bien un choix politique.
[1] Le Monde, Enseignement supérieur : les formations privées attirent de plus en plus d’étudiants. Publié le 8 août 2022 à 14h15. Consulté le 13 janvier 2024. Accessible sur : https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/08/08/enseignement-superieur-les-formations-privees-attirent-de-plus-en-plus-d-etudiants_6137449_3224.html.